Daniel Pauly : de l’engagement des scientifiques contre le pillage des océans.

Daniel Pauly devant un squelette de baleine bleue au Beaty Museum http://www.beatymuseum.ubc.ca/ Université de Colombie Britannique, Vancouver, le. 25 juin 2015
Daniel Pauly devant un squelette de baleine bleue au Beaty Museum, Université de Colombie Britannique, Vancouver, le. 25 juin 2015

Daniel Pauly  est un biologiste marin français internationalement reconnu pour ses travaux sur l’impact des pêcheries sur les océans. Il est le premier à avoir cartographié et évalué les conséquences écologique, économique et sociale de la surpêche à l’échelle mondiale. Depuis 40 ans il dénonce les politiques de pêche commerciale qui vident les océans et affament les populations. Il est la preuve vivante qu’il est possible de concilier une science de très haut niveau et un engagement écologique. Rencontre au Canada où il est directeur du Fisheries Centre de Vancouver.

En 1995, dans un article du journal Le Monde, intitulé les biologistes s’inquiètent de l’abus de la pêche industrielle,  vous parliez déjà d’un «  pillage écologique des mers ». Il y a combien de temps que vous étudiez les ravages de la surpêche dans le monde ?
Il y a 40 ans que je travaille sur cette question. Dès le début de ma vie professionnelle, en Indonésie, j’ai été alerté par le déséquilibre entre le nombre de pêcheurs et les ressources de la mer. Le long de la côte de Java, j’avais observé des pêcheurs qui partaient en mer à 5 ou 6 sur une barque et qui revenaient le soir avec 1 ou 2 kilos de poissons. C’était une surpêche côtière, les poissons au large n’étaient pas exploités parce qu’il n’y avait pas encore de chalutier, mais c’était déjà une indication du problème. Je me rendais compte qu’il avait une centaine de millier de pêcheurs le long de la côte qui n’attrapaient rien. Il y avait déjà une surpêche énorme en 1975

A cette époque, on était en train de développer les pêcheries. J’ai participé en 1975-1976 à l’introduction du chalutage en Indonésie en faisant des campagnes de chalutage pour évaluer la taille des stocks des poissons. J’ai compris beaucoup plus tard que ces études permettaient au gouvernement d’obtenir des crédits des banques de développement pour acheter des bateaux de pêche. Sur une période de 3/4 ans, des gens faisaient fortune surtout grâce à l’achat de bateaux subventionnés par ces banques. Résultat, quelques années plus tard, il y a eu une situation de surpêche dans la zone avec une surcapacité de bateaux. Les propriétaires des chalutiers gagnaient de l’argent alors que leurs équipages pratiquement rien. En plus, la misère des pêcheurs artisanaux avait augmenté.

En 1979, quand j’ai commencé à travailler après avoir obtenu mon doctorat, les Philippines étaient déjà dans une situation de surpêche. La pêche s’était développée beaucoup plus vite dans ce pays à cause des américains qui avaient laissé une quantité d’équipement à la fin de la deuxième guerre mondiale. Ils ont mis des moteurs de jeeps sur des bateaux et le chalutage a commencé. Il s’est répandu ensuite dans le reste du monde.

De quelle année date  votre premier article alertant des dangers de la surpêche ?
En 1979 ; Il s’intitule «Theory of managment of tropical fisheries ». C’est un papier que j’ai écrit en 1978, quand j’étais jeune consultant pour l’ICLARM, un centre de recherche sur les pêcheries qui venait d’être créé aux Philippines. A cette époque, les gens n’avaient pas du tout réfléchi au problème de la surpêche dans les pays tropicaux ; il a donc été un des premiers articles sur le sujet.

Comment a été accueilli ce papier dans le milieu scientifique ?
Il a été très bien accepté, bien cité et il l’est encore. C’est lui qui m’a lancé en quelque sorte et ça m’a aussi créé un emploi parce que c’est sur la base de ce papier que le directeur de l’ICLAM m’a engagé à la fin de ma thèse, en 1979. J’ai travaillé aux Philippines pendant 20 ans et j’ai fini directeur de l’un de ses 4 programmes de recherche.

Vous qui avez une connaissance précise de la dégradation des océans, quand vous voyez la situation empirer, est-ce que ce n’est pas déprimant ?
Les scientifiques ont une façon de travailler qui leurs permettent de vivre ça : la compartimentation. En fait il y a un côté tout à fait décourageant : le fait de savoir qu’on détruit des ressources qui pourraient très bien subvenir à nos besoins, mais de l’autre côté, c’est un défi scientifique : on se demande comment on peut démontrer qu’il y a une surpêche. Si demain on annonçait la fin du monde du au volcanisme, les volcanologues, ça les intéresseraient …

Est-ce que ce n’est pas aussi un défi politique ?
Oui, c’est aussi un défi politique mais pour les scientifiques c’est toujours une danse, une chorégraphie. Il faut à la fois rester dans la science mais aussi se pencher vers les politiques pour leur expliquer ce qui se passe.

Avez-vous été approché par l’Union Européenne comme expert sur les questions de la pêche ?
Oui, l’Union européenne m’a demandé de faire une étude sur les pêcheries de la Chine dans le monde.

Et aussi par rapport à leur politique de la pêche ?
Non, parce que moi je n’ai pas développé d’expertise dans les zones européennes, mon expertise c’était surtout les zones tropicales. Donc on m’a consulté surtout autour des problèmes de surpêche dans les zones tropicales.

Pourtant dans vos articles vous dites que les bateaux européens vont pêcher au large de l’Afrique …
Ah oui ça c’est vrai ! D’ailleurs on voit bien leurs bateaux! Mais ça ce n’est pas la politique européenne, c’est la politique « extérieure » européenne. J’ai travaillé sur cette dernière superficiellement, je m’intéresse à toutes les pêcheries du monde. Par contre les pêcheries tropicales, je les connais plutôt bien.

Selon vous, pourquoi l’Union Européenne persiste-t-elle à pêcher au large de l’Afrique ?
Parce que dans notre économie, ceux qui nous gouvernent donnent une énorme autonomie aux entrepreneurs. Les entrepreneurs, ils font ce qu’ils veulent et n’ont pas beaucoup de freins à leurs activités. En fait c’est souvent l’économie qui pousse la politique plutôt que le contraire. C’est parce qu’il y a de l’argent à gagner en Afrique que l’on surexploite ses ressources et que l’on envoie des bateaux. Il y a des subventions pour ça. Il y a toute une activité européenne en Afrique qui n’est pas à l’avantage de l’Afrique, mais qui profite aux armateurs européens. J’ai dénoncé ça dans mes articles scientifiques , dans des campagnes d’informations et des conférences à Dakar par exemple.

Est-ce que cela a amélioré la situation au Sénégal ?
Oui cela a eu un impact parce que finalement les accords de pêche qui permettent aux européens de pêcher en Afrique sont devenus plus transparents. Ils ont des termes moins défavorables  qu’avant. Les choses vont mieux du côté politique, par contre les européens sont remplacées graduellement par les chinois et ça ce n’est pas sans problèmes parce que là il y a tout à faire en ce qui concerne la transparence et le respect dans leurs pratiques.

Mais ce qu’il est important de savoir, c’est que la durabilité des stocks de poisson est mise en cause autant par les Européens que par les chinois, il n’y a pas une grande différence. D’ailleurs les gens du Parlement Européen ce sont vexés quand j’ai présenté mon étude en leur disant que la Chine n’agissait pas vraiment différemment des européens.

Vous faites souvent référence au travail des associations non-gouvernementales. Ont-elles plus de pouvoir pour faire changer les politiques environnementales ?
Oui parce que quand on étudie comme moi la pêche, on remarque que les scientifiques, même s’ils travaillent pour le gouvernement, ne sont pas souvent écoutés. Les gouvernements prennent des décisions raisonnables quand ils sont forcés de le faire. Il n’y a que les associations écologiques qui soient capables de reprendre le discours des scientifiques, de l’expliquer et de forcer les politiques à en tenir compte.

Vous devez être souvent sollicité par des associations de protection des océans?
En fait, an début, c’est moi qui les ai sollicités. Quand je suis arrivé ici, au Canada il y a 20 ans, j’ai décidé de m’allier à des associations écologistes. Je voulais faire passer l’idée qu’il faut absolument que les stocks de poissons soient gérés d’une façon durable.

Le Canada malgré toute la science qu’il a accumulé, a ruiné son stock de morues parce que la pêche à outrance était entérinée par les politiques, l’industrie et les armateurs. Et les scientifiques qui disaient « ce n’est pas ça qu’il faut faire » n’étaient pas écoutés, comme dans les pays du tiers-monde.

Devant ce constat, je me suis demandé quelle force sociale pourrait bloquer ce processus destructeur et je me suis allié à ces associations écologistes . Avec eux, c’est une autre danse parce qu’elles s’attendent à ce qu’on devienne des avocats et ça je ne peux pas le faire puisque je suis scientifique. Donc je continue à publier,  mais j’essaie de faire des choses qu’ils peuvent utiliser et je crois y être parvenu parce qu’ils citent mes travaux énormément. C’est une   « liaison dangereuse », mais qui fonctionne. Par contre, il y a très peu de scientifiques qui le font explicitement. La plupart d’entre eux ont peur des associations. Moi je n’ai pas peur ; je sais comment travailler avec elles.

Est-ce que vous suivez ce qui se passe en France au niveau de l’écologie ?
DP Oui, mais les mouvements écologistes en France sont très différents des mouvements écologistes en Amérique du nord. Ici ces groupes ne s’occupent que de l’écologie. En France c’est un mouvement politique de gauche, on les retrouve partout où il y a la gauche : Aux États-Unis, les écologistes et les associations écologistes ne s’intéressent qu’aux problèmes de l’écologie et c’est pour ça qu’elles peuvent s’allier au partis de droite au besoin. Maintenant ça devient de plus en plus difficile parce que la droite, aux Etats Unis, est devenue complètement cinglée , mais il a été possible jusqu’à présent de ne pas prendre parti, alors qu’en France c’est toujours un parti de gauche. C’est restrictif.

Moi je suis une personne de gauche et le problème ce n’est pas le fait que ils soient à gauche, c’est qu’ils impliquent l’écologie dans un contexte uniquement politique alors qu’elle doit être vue dans un contexte scientifique. C’est pour ça que les Verts en France n’arrivent pas à percer et ne deviennent pas des groupes puissants comme en Allemagne ou aux États-Unis. Ces ONG écologistes participent à toutes les grandes décisions et ont beaucoup de pouvoir. Malheureusement, ce n’est pas le cas au Canada, où les associations écologistes n’ont aucune influence.

Pourquoi ?
DP Parce que le gouvernement fédéral, de droite, veut tout contrôler pour faire passer sa politique en faveur du pétrole extrait de schiste bitumeux. Les canadiens, malgré l’impression qu’on a en Europe, ne s’intéressent pas à l’écologie. Le fait que les canadiens sont perçus comme «  verts » est dû au fait que le pays n’est pas très peuplé et qu’il y a encore beaucoup de nature autour de nous. Mais le Canada est un pays très pollueur.

Dans votre TED Talk de 2012, vous expliquez le syndrome de la référence glissante « shifting baseline syndrome »: une sorte  de mémoire à court terme de la plupart des gens, dont les scientifiques, qui partent toujours de l’état le plus récent de la planète en oubliant ce qu’elle était dans le passé.
Exactement

Cela expliquerait pourquoi les gens sont inactifs et semblent à avoir du mal à réaliser l’ampleur des dégâts dans la crise environnementale actuelle?
Oui, ils ne comprennent pas la gravité de la situation, ils ne savent pas qu’ils ont perdu une autre partie de ce qu’ils essaient de protéger.

Est-ce que ça ne serait pas un genre de « kit de survie » que les humains utilisent pour aller de l’avant parce que sinon ils seraient complètement déprimés ?
Tout à fait. Au niveau de l’évolution, on n’a pas besoin de mémoire : A quoi ça servirait de se souvenir intensément de choses qui ont affecté nos grands parents ?

Des personnalités comme Rachel Carson, ou Théodore Monod, qui ont défendus la nature toute leur vie, ne sont-ils pas justement ceux qui regardent la terre telle qu’elle était dans le passé ?
On peut le faire maintenant parce que l’on vit dans une société où l’écrit est important. C’est lui qui nous permet de retourner en arrière, grâce à la documentation sur les situations antérieures. C’est un élément nouveau, qui existe depuis 6000 ans. L’’homme existe depuis 200,000 ans. Au début, pour l’être humain il n’y avait aucun avantage à faire passer des souvenirs d’une génération à une autre. Il y a quelques expérience qui sont nécessaires mais que si elles sont renforcées. Par exemple si on trouve certains champignons vénéneux, c’est important de mentionner ça à vos enfants parce qu’autrement ils vont les manger ; mais si vous changez de paysage et que vous allez dans un coin où ces champignons ne poussent pas, ce n’est plus nécessaire de garder ce savoir : Alors il disparaît. Le savoir disparaît lorsqu’il n’est plus dans les têtes des gens, mais maintenant c’est différent parce qu’il existe dans les musées, les bibliothèques.

(Vancouver juin 2015)

Pour en savoir plus :

  • Daniel Pauly a mis en place Fishbase , une base de données mondiale sur la biologie et l’écologie des poissons, qui est aujourd’hui utilisé par de très nombreux chercheurs, gestionnaires de pêches, et acteurs de la conservation.
  • Son projet Sea Around Us qui effectue la synthèse des prises de pêche sur tous les océans permet de comprendre l’impact de la pêche sur écosystèmes marins mondiaux
  • Dossier Greenpeace sur la suprêche en Afrique de l’OUEST

« Je rêve de voir des arbres plantés dans les prisons»

Francis Hallé chez oui à Montpellier le 16 janvier 2014. Crédit photo BMartin
Francis Hallé chez lui à Montpellier, le 16 janvier 2014. Crédit photo Bénédicte Martin

Botaniste et biologiste de renommée internationale, spécialiste des forêts tropicales il est un des inventeurs du radeau des cimes qui a permis d’étudier la diversité végétale de la canopée. Quand il n’est pas perché dans les immenses arbres des forêts équatoriales, Francis Hallé vit à Montpellier, son port d’attache depuis 40 ans.
Quel regard, l’ardent défenseur des forêts primaires porte-t-il sur la politique de sa ville en matière de gestion des arbres ?  Entretien sans langue de bois.

Comment êtes-vous arrivé à Montpellier ?

Dans les années 70, je vivais au Zaïre, ex-République démocratique du Congo. L’université où je travaillais a été changée du jour au lendemain en école miliaire. Je ne pouvais plus rester là. Il fallait que je retrouve un point de chute en France. J’avais toujours entendu dire le plus grand bien de la botanique à Montpellier. Je suis venu enseigner ici. J’avais un laboratoire à  l’institut de botanique, à côté du jardin des plantes, et l’herbier qui est un instrument de travail indispensable.

Lors de votre conférence à l’Agora des Savoirs à Montpellier le 6 novembre 2013, Michaël Delafosse, adjoint au maire, délégué à l’urbanisme et au développement durable,  vous a interpellé.  Il vous a demandé comment améliorer la ville…et vous lui avez répondu qu’il devrait faire appel aux botanistes plus souvent.

Oui, ce qu’ils ne font jamais ! Je ne crois pas que les gens de la mairie de Montpellier s’intéressent vraiment aux arbres. On a diné ensemble après la conférence, ils m’ont dit et redit qu’il fallait qu’on se voie plus souvent, seulement après on est rentré dans la période des élections et tout ça leur est sorti de la tête. Si la municipalité de Montpellier m’interrogeait sur les arbres, je serais heureux de leur répondre. J’ai eu l’occasion de leur dire cela à de nombreuses reprises mais ils ne m’avaient rien demandé…si les politiques faisaient plus appel à nous, je m’investirais plus dans l’écologie, c’est certain…

Est-ce que les politiques ont déjà fait appel à vous dans le passé ?

Non, ni dans le passé, ni maintenant…jamais. Ça fait 40 ans que je suis à Montpellier et ils ne m’ont jamais sollicité. La seule fois où des politiques m’ont demandé mon avis ; c’était en Indonésie, je travaillais à Sumatra et le préfet à la tête de l’île voulait avoir mon avis sur les forêts, mais je crains que cela n’ait eu aucun effet concret…

Que pensez-vous des nouveaux éco-quartiers à Port Marianne ?

Je n’ai pas touché du doigt la réalité d’un éco- quartier. J’ai vu des quartiers. Je n’aime pas la nouvelle mairie, je trouve cela très laid. Je suis même assez scandalisé par sa couleur noire. Si, moi, je veux construire une petite villa, des instances vont surveiller ma construction et me dire de mettre des tuiles romaines et des murs blancs pour que ça ne ressemble pas à un chalet basque ou à un bunker. On est obligé de respecter un style, ce que je trouve bien. Alors pourquoi la Ville construit-elle quelque chose qui ressemble à un cube industriel. Ce n’est tellement pas méridional ! L’autre jour j’ai été invité à donner une conférence à Pierres vives…c’est lamentable, on se demande où passe l’argent !

Je préfère l’Ecusson. J’aime la place st Ravi, le jardin des plantes, la place de la cathédrale. J’ai habité au coin de la rue ste Anne et de la rue st Guilhem pendant très longtemps. J’aime le centre de la  ville…pas assez d’arbres peut-être ?

Et quand vous vous promenez votre œil de botaniste prévaut-il ?

Oui, je ne m’en défais jamais. J’ai dessiné plein de choses à Montpellier. Je ne regarde sûrement pas les arbres de la même façon que quelqu’un qui ne s’y intéresse pas profondément. Je ne peux pas prétendre connaître une plante si je ne l’ai pas dessinée. Pour les botanistes, les dessins sont incontournables. D’ailleurs l’université prépare une exposition de mes dessins qui se déroulera en mai prochain.

Montpellier s’enorgueillit d’être la capitale de la biodiversité. Partagez-vous ce jugement ?

Je trouve cela complètement ridicule ! Ça m’a fait rire…On est dans le sud et par conséquent, il y a, de fait, une forte biodiversité. Plus vous vous rapprochez de l’équateur, plus la biodiversité augmente. Décerner à Montpellier le titre de « capitale de la Biodiversité »ça veut simplement dire qu’on est au sud, c’est tout ! ! C’est idiot, c’est un jugement sur la latitude. On serait à Séville ou à Grenade on aurait encore plus de biodiversité.

Des scientifiques disent que la biodiversité serait plus forte dans les villes qu’à la campagne, notamment à cause de l’absence de pesticides dans les zones urbaines. Est-ce le nouveau credo des villes ?

J’entends cela très souvent mais c’est faux. Les gens qui s’intéressent à la biodiversité  ont le prosélytisme des nouveaux convaincus. Chaque fois que je vois un article sur la biodiversité biologique de tel ou tel endroit, l’auteur est persuadé que c’est « d’une diversité exceptionnelle ». Je lis cela 10 fois par jour ! C’est simplement qu’avant, on s’en était pas occupé. Alors ceux qui étudient la biodiversité en ville- qui est très à la mode-  trouvent ça exceptionnel mais c’est triste. Ils iraient simplement visiter le massif de la Gardiole, ils verraient ce que c’est qu’une biodiversité à peu près intacte. Mais il faut dire qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont pas le désir d’aller dans la nature.

Vous vous battez pour la préservation des forêts primaires dans le monde entier. Vous battez-vous pour les arbres de votre ville?

Je m’investis dans des actions en tant que citoyen, mais ce n’est pas vis-à-vis des politiques, mais plutôt vis-à-vis des chefs de chantier et des maçons qui sont là et qui détruisent tout…je ne leur en veux pas, les décisions ne viennent pas d’eux. Il y a un superbe micocoulier, magnifique, en haut du cours Gambetta et quand il y a eu les travaux pour le tramway, ils ont fait d’énormes tranchées et toutes les racines maitresses de cet arbre ont été coupées, et le gars me dit : « pourquoi tu te plains ! on a entouré le tronc avec un beau tuyau orange, tu vois bien qu’on l’abîme pas !» mais il ne m’a rien dit des tranchées qui coupaient les racines : l’arbre va mourir très certainement dans les prochaines années, c’est ça qui m’énerve !

On assiste à des abattages d’arbres qui déplaisent à tout le monde. Si on nous prouvait que c’est techniquement indispensable, on n’est pas idiot, on comprendrait…mais personne ne prend la peine de nous convaincre. On coupe d’abord. Tous les arbres du bas de l‘avenue de Lodève ont été coupés et là, ils en replantent. On aurait pu laisser ceux qui s’y trouvaient ! Les gens étaient très mécontents, les CRS les ont chassés. Maintenant l’avenue est nulle, très minérale, sans ombrage.

Y a -t-il des villes en France où ça se passe mieux pour les arbres ?

Oui. En tête des villes, je mettrais le Grand Lyon. C’est dirigé par une équipe aux espaces verts qui est très au point. C’est un modèle du genre. Ils m’ont fait faire un tour de la ville, y compris des endroits où on ne va pas souvent ; il y a des parcs immenses, une gestion des arbres.  Il y a notamment des itinéraires touristiques qui vont d’un arbre à l’autre. La mairie publie des guides de la ville qui expliquent : « si vous allez là, vous verrez tel arbre, qui vient de tel endroit et qui sert à ça ». A Bordeaux aussi, les arbres sont bien traités. J’ai dit beaucoup de bien de Genève dans mon travail car je trouvais que cette ville avait de magnifiques arbres, mais les genevois m’ont dit que c’était le passé et que maintenant c’était devenu affreux. Effectivement j’ai assisté à Genève à des abattages complètement idiots.

A défaut de conseiller les élus, vous avez écrit un plaidoyer à leur intentions en 2011: Du bon usage des arbres.

Beaucoup de gens m’ont demandé d’écrire ce livre. J’étais stimulé par la situation telle que je la voyais à Montpellier. Mais je dois dire que ce n’est pas typiquement Montpelliérain…le pire c’est peut-être Nîmes. Dans le midi on n’est pas très gâté sur ce plan -là.

Dans votre livre, vous dites que les arbres ont une influence sur le niveau de violence dans la ville.

Ce n’est pas moi qui le dis mais des universitaires américains qui travaillent dans l’Illinois. J’ai évidemment sauté sur l’information parce que c’est évident que les gens sont moins violents s’ils vivent dans un beau paysage végétal. J’ai trouvé intéressant que des gens, à priori pas convaincus,  soient tombés sur cette évidence à l’aide d’un appareillage statistique indiscutable. Moi, ça ne m’a pas du tout étonné. Je rêve de voir des arbres plantés dans les prisons.

Avez-vous l’impression que vos livres sur les arbres ont changé notre manière de les voir ?

Beaucoup me disent : «on ne voit plus les arbres de la même façon », mais je ne le ressens pas vraiment .Ce n’est pas à l’échelle d’une vie humaine. En tout cas ça n’a pas encore touché les agents municipaux !

Votre approche philosophique de l’arbre le décrit  comme « modèle de développement durable ». Pouvez-vous nous parler de cette notion ?

On devrait d’abord dire que nos contemporains manquent de repères. Les grandes  philosophies  politiques ont disparu, les religions, on n’en parle plus guère. Le résultat c’est que les gens flottent un peu ; ils manquent de points d’appuis. Il me semble que l’arbre peut en fournir un, d’autant qu’ils l’ont facilement sous les yeux ; ce n’est pas très exotique comme être vivant. Mais il faut comprendre que c’est vivant, et pour beaucoup ce n’est pas évident. Ceux qui ont compris que c’était vivant se trouvent alors en face d’un être qui ne leur ressemble pas du tout. Il y a dans l’arbre une pérennité que l’être humain peut lui envier. Il transcende les générations.

Ce qui est très important, c’est que l’arbre est un être aussi vivant que vous et moi, mais qui n’a rien à voir avec nous ! C’est une autre forme de vie. Pour quelqu’un qui ne fait pas de biologie, un être humain et un arbre sont complètement différents. S’habituer à l’altérité de cet être vivant qui n’a rien à voir avec moi et même, arriver à adhérer à l’altérité et à l’apprécier, ça, je crois que c’est une bonne philosophie pour vivre ensemble.

Il y a un philosophe qui s’appelle Gilbert Durand pour qui l’arbre est un objet très intéressant : par sa verticalité, par sa durabilité, son espèce d’insensibilité au temps qui passe avec en même temps une hypersensibilité aux saisons de l’année. C’est un des fondements des civilisations.

La brutalité faite aux arbres est la même que celle qui est faite aux peuples…

Tout à fait, c’est la même brutalité, et ça a été dit tout récemment par Hubert Reeves dans son dernier livre Là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve. La brutalité envers les gens se traduit par la brutalité envers les forêts. C’est facile de couper un arbre… pas besoin d’être très malin ! C’est du machisme pur. C’est un sentiment de pouvoir face à quelque chose qui ne peut pas se sauver et qui est totalement vulnérable. Je le constate dans les villes, ici, mais je le constate aussi sur les chantiers d’abattages sous les tropiques…les hommes se sentent tout-puissants. Je parle avec eux souvent et certains sont même des amis, mais encore une fois, ce n’est pas à ceux-là que j’en veux. Un mec qui vit dans un pays pauvre ne peut pas refuser du boulot.

Les responsables sont ceux qui vivent dans les bureaux, à Paris ou à Londres, et qui ne s’intéressent pas à la forêt. Je ne sais même pas s’ils la connaissent. D’ailleurs, ils sont incapables de défendre ce qu’ils font. Quand on les convoque à des discussions contradictoires organisées par un média par exemple, ils ne viennent pas. Je n’ai jamais pu discuter publiquement avec ces gens-là. Je les connais mais ils se refusent à toutes confrontations publiques, à tout examen démocratique de leurs activités. Je viens de terminer un livre qui va paraître fin avril sur les forêts tropicales où j’explique clairement leurs responsabilités.

Qui sont ces gens-là ?

Des coupeurs de bois. Leroy Gabon par exemple, qui s’appelle ici Leroy Merlin, s’occupe de toute la chaîne, de la coupe à la vente dans les grands magasins. Mais ce n’est pas le cas général ; souvent ce sont des abatteurs d’arbres qui sont installés en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud qui revendent leurs bois à des intermédiaires dans le commerce du bois.

La création des éco- labels certifiant l’origine des bois n’est-elle pas une bonne chose pour protéger ces forêts ?

C’est un sujet très douloureux. Quand la FSC (Forest Stewardship Council) a été lancée, ça a soulevé énormément d’espoir auprès de tous ceux qui sont préoccupés par le devenir des forêts tropicales. On s’est dit : c’est formidable. On va savoir d’où vient le bois grâce à la traçabilité, et puis ils nous assuraient qu’ils savaient couper le bois d’une manière à préserver la forêt tropicale.

Le désenchantement n’en a été que plus rude parce que maintenant on sait bien que ça ne signifie plus rien. C’est un argument commercial. Aujourd’hui, si vous voulez vendre du bois tropical et que vous n’avez pas le label, vous savez très bien que vous n’y arriverez pas ; alors vous vous auto décernez le label. C’est pas plus compliqué que ça.

En outre, il est apparu depuis, qu’une gestion indéfinie d’une forêt tropicale ça n’existe pas. Ça existe ici : on a d’excellents forestiers. Si vous leur donnez une surface de  forêt suffisante avec une gestion raisonnée, ils vont arriver à la faire produire indéfiniment. La forêt ne disparait pas. Naïvement on a pensé que ça pourrait se transposer dans les régions tropicales mais ça ne marche pas du tout. Ce n’est pas le même type de forêt. Les contraintes ici sont physiques, notamment le froid hivernal tandis que dans les forêts tropicales, les contraintes sont biotiques, c’est-à-dire que les arbres sont soumis à un réseau d’interactions. Ce n’est pas la même gestion.

Dans la forêt tropicale, les coupeurs de bois font un premier passage et retirent les grands arbres à valeur commerciale. Ils font  un deuxième passage, en général 25 ans après -pour eux c’est déjà énorme ! – mais c’est dérisoire par rapport à ce qu’il faudrait attendre réellement! Entre temps les mœurs commerciales ont changé ; donc ils s’attaquent à d’autres essences qui avaient été délaissées au premier passage, et puis après c’est fini : c’est la savane. Les routes sont ouvertes… il entre des graminées, des chasseurs, des braconniers, des chercheurs d’or. Après deux passages, la forêt est foutue. Dans ces conditions, le FSC ne peut garantir leur label sur ces forêts, donc ils se sont repliés sur les forêts d’Europe, en Finlande ou en Laponie. Mais après, ils ont été jusqu’à certifier des monocultures d’arbres après avoir rasé la forêt primaire. C’est devenu lamentable. Il n’y a plus aucune confiance à accorder à ces labels-là !

Que diriez-vous à des jeunes gens qui ont envie d’améliorer le monde ?

Je rencontre souvent des jeunes gens qui me demandent : comment peut-on faire un métier comme le vôtre ? Je leur dit : «faites de la botanique puis spécialisez-vous dans les tropiques ; là il y a énormément de choses à faire ».  Je constate qu’il y en a pas mal qui suivent mon conseil. Mais ce n’est pas « améliorer le monde », c’est juste trouver un boulot qui leur plaise et qui les sorte du train-train quotidien d’un employé de banque…

Francis Hallé, avez-vous passé toutes ces années dans les arbres pour échapper aux tumultes de notre société moderne et destructrice ?

Absolument pas ! Je ne suis pas un misanthrope, j’aime beaucoup les gens, je suis bien dans ma société, je suis bien dans ma ville. Non ce n’est pas pour m’abstraire. Je ne suis pas un fugitif. En tant que scientifique, je suis attiré par la nouveauté que je trouve en surabondance dans la forêt équatoriale.

 

Le transhumanisme, «ambition mortifère»

Les technologies nous permettront-elles un jour d’échapper à la mort ? Le philosophe Jean-Michel Besnier dénonce cette utopie d’immortalité, qu’il juge dangereuse.

Jean-Michel Besnier, auteur de «L’homme simplifié, le syndrome de la touche étoile» (Photo Bénédicte Martin)
Jean-Michel Besnier, auteur de «L’homme simplifié, le syndrome de la touche étoile» (Photo Bénédicte Martin)

L’homme est-il perfectible à l’infini ? L’immortalité est-elle envisageable dans un futur proche ? Oui, répondent les partisans du transhumanisme, qui considèrent le handicap, la souffrance, le vieillissement ou la mort comme des caractéristiques humaines indésirables. Les biotechnologies et les nanotechnologies sont en train de prendre possession de nos corps pour en faire des machines performantes qui défient les lois de la nature. L’homme augmenté recevra des autogreffes grâce aux cellules-souches et pourra ainsi se renouveler indéfiniment. Voulons-nous devenir ces corps-machines aux pièces interchangeables, voués à l’éternité ?

Le philosophe Jean-Marie Besnier était invité au Forum Libé de Montpellier pour en parler. Il s’insurge : «on nous dit qu’on n’est pas très différents d’un robot. Quand va-t-on réagir à ce genre de propos ? La conception techniciste du corps pose problème : il manque la vision spirituelle de l’être humain. Nous ne sommes pas juste des containers à gènes.»

Les technologies promettent d’échapper à la condition d’humain biodégradable : en les intégrant dans leurs corps, les hommes pourraient se mettre à l’abri du hasard et de la fragilité de la vie.

«Nous ne supportons plus d’être vulnérables. Les technologies qui nous dominent ont toutes l’ambition mortifère de transformer la vie en un projet». La vie serait alors planifiable et contrôlable à l’envi. «Mais comme dit Sartre, seule la mort transforme la vie en projet. La fascination des technologies, qui abrogent l’imprévisible, lisse l’existence. La science veut programmer la vie, mais la vie n’est pas un programme, en faisant ainsi on tue la vie !»

Le corps interchangeable
«La conception mécaniste des transhumanistes est une représentation du corps fondamentalement immorale. Si mon corps est interchangeable, il ne m’appartient plus et je ne suis plus responsable de lui. Ce serait une catastrophe sur le terrain de l’éthique», prévient Jean-Marie Besnier.

Il va même plus loin : «ce mouvement de pensée est le symptôme de dépression qui se développe dans les sociétés technologiques. Plus les techniques sont puissantes et envahissantes, plus les hommes se sentent impuissants. Günther Anders, le premier mari de Hannah Arendt, disait déjà en 1950 que nous étions désemparés face à nos machines.»

Comment retrouver notre humanité ? Le philosophe : «Par la littérature, car là, l’homme est complexe. La philosophe américaine Martha Nussbaum le dit très bien : il n’y a rien de plus urgent que de réveiller les yeux intérieurs des étudiants par la lecture profonde de la littérature.»

Tunisie : elle danse dans la rue pour résister

Avec le collectif Art Solution, Sandra Dachraoui investit la rue tunisienne par la danse. Un acte politique et poétique.

artsolution

Comment est née cette envie de danser dans la rue ?
La première fois, c’était lors d’une manifestation d’artistes. Des salafistes étaient venus leur dire que la rue n’appartenait pas aux artistes. Révoltés, Bahri, le fondateur de Art Solution et Chouaib, un autre danseur, se sont mis à danser… Or, danser dans la rue est interdit en Tunisie.

Regardez une des premières performances de Sandra, Bahri et Chouaib :

On a investi la rue car tout est délabré ici et on manque de moyens pour pouvoir s’exprimer. Puisque la danse est notre moyen d’expression, pourquoi pas le partager avec l’autre et l’inviter à réfléchir et à débattre ? Il y a toujours un débat après un moment de danse. Les gens qui se rassemblent autour de nous pendant qu’on danse viennent nous voir et nous posent des questions… Chez vous c’est banal de voir des artistes jouer dans la rue, mais chez nous, ça n’arrive jamais.

Ce mouvement est né avec la révolution tunisienne. Où en êtes-vous deux ans plus tard ?
Notre pays s’enfonce dans la crise et nous sommes divisés. Notre devoir de citoyen, c’est de nous rassembler. La danse est un moyen de le faire. C’est comme cela qu’on le vit. On danse dans la rue pour sortir le corps de la logique du spectacle, pour investir d’autres lieux. Chez nous, le spectacle n’est pas accessible à tous, il est réservé à une élite. Danser dans la rue c’est une invitation à l’autre, c’est lui dire : «viens, tu peux y participer». Tu as le choix entre être spectateur ou être acteur et de danser, et c’est ce qui s’est passé à chaque fois….

En tant que femme et danseuse, est-ce difficile de vous produire dans la rue ?
Ce travail m’a exposée aux critiques de mes proches. Surtout que le statut de danseur professionnel n’existe pas en Tunisie et qu’en plus, dans l’imaginaire des gens, la danseuse, c’est la danseuse de bar, aguicheuse, c’est péjoratif… Mettre son visage, son corps à nu, c’est vrai qu’il faut l’affronter !

Il y a quelque chose de particulier dans la culture arabo-musulmane : les tabous de la sexualité et du corps de la femme. Quand on danse, cela provoque des choses : des femmes enlèvent leur voile et dansent avec nous…

Découvrez ce moment en vidéo :

On offre un moment de plaisir tout en remettant en cause la place du corps de la femme. La danse aide les femmes à s’émanciper, à sortir du cliché de la danseuse de cabaret. Quand on ne trouve pas la force d’aller se battre juridiquement pour défendre un droit, il faut trouver un autre moyen de se défendre de façon autonome, pour être libre. Ce n’est pas grand-chose la danse, mais ça construit l’histoire !

Grabels, déssine-moi une ville…

Face à la mondialisation et à la pression de l’étalement urbain des grandes métropoles, l’agriculture  et les espaces naturels  deviennent, dans certains cas, une composante forte de la ville. Grabels, commune limitrophe de Montpellier,  a décidé de prendre son destin  de ville durable en main. Depuis 2008, l’équipe municipale, unie autour de son maire René Revol, membre du Parti de Gauche, a fait le pari de concilier développement et respect de son patrimoine agricole et paysager. Enquête sur une aventure démocratique réussie.

Image

Samedi matin. Temps hivernal, vent et grisaille. Marie Fournajoux enfonce son bonnet de laine sur une masse de cheveux bouclé. Bien emmitouflée, elle veille fièrement sur ses pains bios. A côté d’elle, d’autres étalages de produits locaux encerclent la petite place devant la cave coopérative de Grabels. Le marché des producteurs s’ébroue sous la figure de proue d’une imposante grue, trônant au milieu du chantier de la future mairie. « C’est un des rares marchés de la Région où je me suis sentie accueillie, il y a une entraide entre les exposants » raconte Marie, « et en plus ils sont venus me chercher, ils avaient besoin d’un artisan-boulanger dans le marché».  C’était en 2008. Depuis Grabels a élaboré un projet multifacette pour améliorer la qualité de vie de ces habitants en les associant peu à peu aux choix et décisions politiques de l’équipe municipale.

L’économie locale revient en force : la crise du modèle économique actuel et la nécessité d’un mode de vie durable rendent de plus en plus séduisants les circuits courts.

Le maire, René Revol fait ses courses et salue tout le monde : «On cherchait un moyen de changer de modèle économique basée sur la concurrence en défendant une relocalisation des activités. On avait des petits moyens et on a commencé ici dans ce marché. On voulait mettre en place une économie sociale qui aide à la fois les artisans, les producteurs et les habitants de la commune.»

Le Marché paysan de Grabels est un modèle du genre : il s’est donné pour objectif  de proposer des produits frais cultivés à proximité et permet, par son système de vente directe ou avec un seul intermédiaire, de garantir la fraîcheur du produit et sa qualité. Tous les exposants présents sur le marché ont signé une charte consultable sur le site de la ville. Ils s’engagent à indiquer clairement sur leur étal et par l’intermédiaire de leurs ardoises de couleurs, l’origine exacte de leurs produits. Elaboré avec des chercheurs de l’INRA, le projet Coxinel est un « laboratoire à ciel ouvert ». Les habitants et les exposants ont joué le jeu, et cinq ans après le marché attire même les montpelliérains en quête de bons produits. Il faut dire que Grabels est aux portes de Montpellier, une ville un peu trop dynamique.

cartePLUgrabels

Montpellier: explosion démographique et développement urbain tentaculaire

L’agglomération Montpelliéraine a vu sa population tripler en 20 ans. Aujourd’hui, elle atteint les 250 000 habitants et pourrait rejoindre le seuil des 750 000 habitants à l’horizon 2030. Son urbanisation ne se tarit pas et digère progressivement les quelques kilomètres qui la séparent du bord de mer. La ville s’allonge toujours plus dans la plaine, borde les grandes voies de communication et gagne même les reliefs mouvementés des garrigues. Les villages qui la bordent accueillent les citadins en manque de nature. Ils forment à présent, le « péri urbain». Mais à quel prix ?

Gérer 30 ans d’anarchie urbanistique

L’urbanisation accélérée des années 80 a fait des dégâts. A Grabels, un étalement urbain anarchique s’illustre dans différentes parties de son territoire. Le village est constitué d’un côté, d’un centre historique qui s’est développé lentement avec ses faubourgs et qui à partir des années 80 a subit une urbanisation extensive : une zone pavillonnaire l’encercle jusqu’aux coteaux où d’immenses villas trônent sur de très grandes parcelles d’un hectare chacune.

A partir des années 90, un urbanisme extensif en forme de résidences, d’habitats collectifs, privés et publics sur le secteur de la Valsière, une zone plutôt dédiée aux secteurs d’activités économiques, s’est développé en bordure de Montpellier.

Entre les deux entités une colline et plusieurs kilomètres de garrigue. Deux pôles séparés par leurs histoires respectives et leur mode de vie. Ville écartelée, terre agricole grignotée par les promoteurs immobiliers. Paysages mités, transports publics insuffisants, Grabels souffre d’un développement urbain anarchique et destructeur d’identité.

grabelspaysagebmartinComment redonner une cohérence à ces lieux morcelés ? Comment freiner l’étalement urbain et permettre au village d’établir une nouvelle relation à la nature ?

Le PLU*: un outil pour réintroduire la nature dans la ville

René Revol : « Je suis un enfant des 30 glorieuses, j’ai grandi à la montagne et je suis venu à la ville vers 20 ans…j’ai adoré la ville et j’ai longtemps rejeté la nature qui pour moi était le symbole de la barbarie…J’ai valorisé la ville, j’aimais le béton, les rues, les voitures…mais très vite je me suis aperçu que la ville était dure et que l’urbain pouvait détruire l’humain. Je me suis demandé : comment réintroduire la nature dans la ville, mais pas d’une manière passéiste, pas en revenant 50 ans en arrière ». A Grabels, la nature veut reprendre ses droits.

grabels3-bmartin

En 2011, le maire décide de remanier le PLU (Plan Local d’Urbanisation) qui n’encadrait pas assez les constructions des promoteurs peu scrupuleux de l’environnement. Il lance le PADD* qui pause les principes généraux du Grabels de demain et qui place la nature au centre de son projet de vie.

En deux ans Grabels établi  un PLU ambitieux qui s’engage à préserver les ressources du territoire. Le 31 octobre 2013 il est accepté par tous et validé par le préfet. « Le projet a été mené sur les tambour battant par le maire et son équipe très dynamique. C’est un des projet les plus abouti de la Région », Mika Richardier, urbaniste à Divercités, était en charge de la coordination et la rédaction du document.

« Le droit collectif qui réglemente l’aménagement du bâtit prévôt sur le droit du propriétaire individuel. »

Dès le départ, cette aventure est l’occasion de définir les choix politiques de la commune de Grabels. La priorité est à la préservation des grands espaces agricoles et naturels, porteurs de son identité et de sa qualité. Magali Blanc, directrice du service urbaniste de la Mairie, évoque les batailles qu’il a fallu mener pour imposer la nature au centre de la politique de la ville et refuser des constructions sur des zones vertes. « Certaines personnes  ont du mal à accepter que le droit collectif qui réglemente l’aménagement du bâtit prévôt sur le droit du propriétaire individuel. Il a fallu tenir bon mais maintenant on est fière de notre travail! »

Le territoire communal représente 1 624 ha. Il est occupé par 64% d’espaces naturels, 16% d’espaces agricoles et 20% d’espaces urbanisés. Traversé par la rivière Mosson, le paysage est varié. Le PLU est morphologique, il suit les courbes de l’écologie humaine du territoire et respecte ses spécificités paysagères.

L’agriculture biologique encouragée

L’importance des espaces naturels constitue une richesse pour la commune tant sur le plan de ses paysages et de sa qualité de vie. Le PLU ne réduit pas ces espaces et s’engage à  réinsérer une agriculture viable et respectueuse de l’environnement. La mairie va aider de jeunes agriculteurs à venir s’installer sur les terres arables. Cette vision s’intègre dans une démarche globale de maintien d’une ceinture verte autour de Montpellier dans un contexte plus large du SCOT*. L’objectif de restauration de la nature en ville s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre des engagements du Grenelle de l’environnement. Tout se tient et pour une fois, commune, région et état travaillent ensemble.

« Des gens qui ne font rien ensemble, ne vivrons pas bien ensemble. »

L’équipe municipale se lance dans l’élaboration du PLU en incluant les habitants. « Si l’objectif, dans une commune, une agglomération, c’est le bien vivre ensemble il faut commencer par « faire ensemble ». Des gens qui ne font rien ensemble, ne vivrons pas bien ensemble»,  Makan Rafatjou est architecte et l’un des partenaires du projet avec le cabinet d’urbanisme montpelliérain Divercités, les services d’urbanisme de l’Agglomération et de la Ville de Montpellier. Il aime à rappeler une phrase de préambule du code de l’urbanisme : « le territoire de la république est le bien commun de la nation, c’est au nom de l’intérêt général que nous limitons la liberté du tiers de pouvoir disposer de sa parcelle et ça vaut pour le public comme pour le privé. »

Lors des dix réunions qui sont étalées entre 2011 et 2013, 380 habitants des différents quartiers ont rencontré l’équipe municipale, les architectes et exprimé leurs aspirations et leurs peurs. « Les habitants ne voulaient pas que leur village grossisse plus, la démographie a été revue à la baisse. Certains voulaient des choses contradictoires…à la fois ne pas avoir de nouvelles constructions devant leurs fenêtres tout en voulant vendre leurs terrains à des promoteurs immobiliers à d’autres endroits. Il y avait aussi des réticences pour la construction de logements sociaux dans le vieux village… », se souvient Bruno Flacher, adjoint responsable de la communication, en charge des réunions publiques et de la démocratie participative.

Comment concilier intérêt individuel et espace public ?

Yves Lemaire était le président de l’association des habitants de la Valsière. Il vit dans une maison en haut de la colline jouxtant un champ d’olivier depuis 10 ans. Attaché aux zones vertes de sa commune il a suivi la concertation avec intérêt. Il a participé aux comités de travail pour réhumaniser son quartier. Eloignés de plusieurs kilomètres du vieux village, La Valsière est composée dans une large partie de résidences sécurisées qui ne communiquent pas entre elles. Habitats enfermés sur eux-mêmes, les immeubles entourés de barrières et de portails automatiques ne favorisent pas le « vivre ensemble » ! Depuis 20 ans cet habitat rempli le paysage urbain du sud de la France. « Les gens se tournent le dos, c’est le reflet d’une idéologie individualiste» ajoute Magali Blanc.

grabels2-bmartin

Comment en est-on arrivé là ? Makan Rafatdjou avance des pistes : « La première c’est la pensée de  la « gated community » américaine qui s’est étendue très vite à nous avec le système libéral depuis les années 80 et qui a croisé aussi la théorie des grands ensembles. La question de la sécurité dans ces quartiers a débouché sur l’idée des résidences fermées. » Yves Lemaire évoque la lutte qu’ils ont mené pour obliger les promoteurs à aménager un passage pour les piétons entre deux résidences construites dos à dos. Presque 2 ans pour faire reculer les barrières de quelques mètres.

Comment créer du lien dans des quartiers conçus comme une accumulation de bunkers? Les urbanistes, les élus et les citoyens de la Valsière se retrouvent régulièrement pour en discuter et élaborer des stratégies : création d’une maison communale, mise-en-place d’un marché le mardi soir, bornes de co-voiturage, réhabilitation des espaces publics abandonnés. Doucement mais surement, les idées prennent vie et la maison communale a ouvert ses portes en octobre 2013.

panneau-bmartin

En ce début d’année 2014, Grabels continue son rêve d’un territoire vivant et respectueux de ses ressources. Prochaine étape : la validation du PAEN*de Grabels qui classera en zones naturelles une grande partie de son territoire en 2015. Elle deviendra ainsi une des premières communes de la Région Languedoc Roussillon, aux patrimoines naturels et agricoles protégés.

Glossaire

PLU* : Le Plan Local d’Urbanisme (PLU) est un document stratégique et réglementaire qui expose les grandes orientations d’aménagement de la ville pour les quinze prochaines années à venir. Le PLU exprime le développement souhaité du territoire dont la traduction est faite au travers du document «Projet d’aménagement et de développement durable» (PADD).

P.A.D.D* : Projet d’Aménagement et de Développement Durables. Ce document stratégique définit le projet communal pour les quinze années à venir et permet d’exprimer une ambition partagée pour servir de guide à l’action des pouvoirs publics et de cadre de référence pour les acteurs privés. Le PADD constitue la « clé de voute » ou le « chef d’orchestre » du futur PLU.

SCOT* : Institué par la loi solidarité et renouvellement urbain (SRU) du 13 décembre 2000 en remplacement de l’ancien schéma directeur, le schéma de cohérence territoriale (Scot) vise principalement à harmoniser les politiques d’urbanisme à l’échelle des agglomérations.

PAEN* : (Périmètre Agricole Et Naturel) : permet aux Départements, en accord avec les Communes concernées d’approuver des périmètres de protection et de mise en valeur des espaces agricoles et naturels périurbains.

Janvier 2014

Apache au bord du Lez

Au détour d’un chemin, sous un grand pont franchissant le Lez à Montpellier, Apache à établi son campement entre ville et nature.
Un choix de vie assumé. Récit.Image

Un rayon de soleil rasant éclaire la table en plastique blanche couverte d’objets hétéroclites. La lumière d’un matin de décembre illumine la cathédrale de béton clair que forme la voute du pont reliant Castelnau à Montpellier. A la perpendiculaire du pont qui les abrite, deux tentes colorées, deux lits défaits  s’étalent en contre-bas du chemin qu’empruntent de rares joggeurs. Adossés au mur d’une propriété privée,  quelques chaises, des livres, une radio allumée et des casseroles indiquent le coin salon. Plus loin, un homme fait du feu par terre et salue amicalement les sportifs. Si ce n’était le froid et le bruit assourdissant des trams et des voitures qui circulent inlassablement  au-dessus du  campement,  cela ressemblerait à un camping au bord du Lez. Des vacances ? Plutôt un choix de vie pour Apache qui s’est installé ici depuis un an et demi, sous le pont Castelnau, qu’il a rebaptisé « pont de l’arbre mort. »

Image

La fumée s’élève de l’âtre improvisé. Un jeune chien au poil ras, noir et blanc, se réchauffe sous les couvertures tout en gardant un œil sur son maître qui s’affaire calmement.

Apache s’appelle Yan sur sa carte d’identité. Il a eu 55 ans en septembre. Le visage long et buriné où percent des yeux d’un bleu délavé, rappelle celui des aventuriers du grand nord. Haute stature couverte de plusieurs  blousons d’aviateurs, casquette fourrée  de trappeur canadien, bijoux mexicains, chaussures de randonneur pour arpenter la ville, Apache accueille tous ceux qui veulent le rencontrer avec une gentillesse confondante.

« Ce n’est pas inquiétant de vivre dehors mais je ne dors que d’un œil et Cochise fait le guet. »

L’homme des bois a la voix douce : « Ce matin, quand j’ai ouvert les yeux j’ai vu le lever du soleil, on aurait dit que c’était le feu. Le soleil était énorme et rouge, tu es sous la couette et tu vois ça, c’est géant. Je suis bien dehors, je suis en pleine nature. Je vois des cormorans, des hérons, des colverts avec leurs petits au printemps, des belettes. En été les rossignols chantent la nuit et les grenouilles aussi…Les rats sont un peu embêtants, ils sortent la nuit et mangent tout ce qu’ils trouvent. Je les chasse avec un bambou quand ils montent sur mon sac de couchage. Ce n’est pas inquiétant de vivre dehors mais je ne dors que d’un œil et Cochise fait le guet.»

«Il a vraiment choisi de vivre ici parce qu’il se sent mieux ainsi, dehors.»

Pour la protéger des rongeurs, la nourriture est stockée dans une tente donnée par une habitante du quartier. La deuxième sert à stocker les vêtements. Apache évoque souvent ceux qui spontanément lui amènent fournitures et provisions. «  Des gens arrivent avec des habits, des torches, des boites de conserves…il y a un couple d’architectes à la retraite qui viennent me voir et m’amènent le Nouvel Obs, ils sont très sympas, on discute de plein de choses ». Comme cette belle femme blonde, Claudie, qui travaille dans la police, habite à côté du pont et s’est prise d’amitié pour lui. Elle vient souvent  lui amener du café le samedi matin : «Apache n’est pas un SDF comme les autres. Il a vraiment choisi de vivre ici parce qu’il se sent mieux ainsi, dehors. Il ne gêne personne, il a fait plein de choses dans sa vie et il ne se drogue pas».

Image

La vie d’avant, d’homme «comme tout le monde», Apache l’évoque volontiers. Né à Paris, il voyage beaucoup en suivant son père qui est ingénieur chez Esso. Amiens, Valenciennes, Lyon puis les Pyrénées : il se rapproche du sud de la France au gré de l’histoire familiale. Un bac G, puis des études de droit pour devenir clerc de notaire qui n’aboutissent pas, la séparation de ses parents, un passage par la drogue dont il se sort grâce à un beau-père qui l’initie au moto cross et à la nature…et puis une vie de labeur dans le bâtiment. D’abord ouvrier coffreur, il gravit tous les échelons et finit chef de projet sur les chantiers Montpelliérains. Il les connaît bien les immeubles du quartier d’Antigone.

«Je me suis couché sur une couverture, la tête face au sol et j’ai laissé le bison me traverser.»

Quand il parle avec son chien Cochise, Apache n’utilise que la langue de son peuple fétiche: l’athabasque. Si on lui demande comment il l’a appris, il sourit et répond par un récit initiatique du Watatanka: «Un jour je me suis couché sur une couverture, la tête face au sol et j’ai laissé le bison me traverser. Si tu laisses le bison te traverser, alors tu parles la langue des apaches, c’est tout. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas». Ses yeux balaient le paysage familier de la rivière verte qui coule doucement entre les piliers de béton. Un tram orange passe de l’autre côté de la rive. C’est là qu’il va chercher du bois pour alimenter le feu avec une charrette à bras.

«Ma fille, si je lui demandais de venir me voir ici avec mon petit-fils, elle viendrait, j’en suis sûr!»

«J’aime les indiens depuis mon enfance. Je dis souvent à mon fils : est-ce que tu sais construire une cabane dans les arbres ? Moi j’en faisais tout le temps quand j’étais petit.»

Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas le retour à la nature qui motive Apache à vivre ici. Apache ne pêche pas les poissons car «le Lez est pollué et en amont des tuyaux déversent les eaux usées», ne chasse jamais, et préfère faire ses courses aux supermarchés des alentours. Parfois il va plus loin, à St Vincent de Paul, dans le quartier des Beaux-Arts, manger un repas chaud pour un  euro cinquante, et prendre une douche.

Apache parle de tout, des femmes qu’il a aimées, de ses enfants…Deux filles d’un premier mariage puis un fils. Son fils ne vient jamais ici, mais ils se voient souvent. Parfois ils boivent une bière dans le beau parc Méric. Sa fille ainée, Rita, a mieux accepté le choix de vie de son père : «ma fille, si je lui demandais de venir me voir ici avec mon petit-fils, elle viendrait, j’en suis sûr!». Mais pas sa fille cadette : elle est morte, à 15 ans, tuée par un jaloux dans une cité. De cela il parle aussi, longuement, sans haine. Mais la blessure est là. Apache, pudique, garde sa part d’ombre. Philosophe, il conclut : «je suis mon instinct, si ça ne marche pas, je me dis que ça ne devait pas marcher…je n’ai pas de pensées négatives».

Le soleil est haut dans le ciel. Il est temps de retrouver ses amis derrière l’église de Castelnau et de boire quelques verres de l’amitié. L’année dernière, ils avaient fêté Noël ensemble, autour du feu, avaient ouvert des boites de foie gras et bu du rosé, sous les étoiles et les néons de la ville.

Image

Danser, ça rend heureux

breakdanse-portraitBmartinpourweb

Le vent souffle en fortes rafales sur l’esplanade Charles de Gaulle à Montpellier. C’est déjà la nuit. A contre-courant de la foule dispersée qui rentre se mettre à l’abri, un couple de lutins se dirige vers la galerie commerciale du Polygone.  Ils marchent vite, d’un pas souple et énergique, trainant derrière eux leur mini-sono sur roulette.  Il est 20 heures et les derniers magasins sont en train de tirer les rideaux de fer.  Ils filent à travers les étals des  Galeries Lafayette en direction des ascenseurs.  Les derniers clients se hâtent vers la sortie. La voie est libre et un vaste espace carrelé blanc les attend pour une séance d’entrainement. Tolérés par les vigiles qui les connaissent, les danseurs de Breakdance se retrouvent là pour partager leur passion et profiter de ce lieu abrité face à l’enfilade du quartier néoclassique d’Antigone.

D’abord, mettre la musique. Et tout de suite s’échauffer. Le son rythmé résonne mais ne gêne personne dans l’immeuble désert. Etirements, amorces de figures, 5 minutes suffisent pour se lancer.   Manu et Andréa sont des pros.

Chacun à leur tour il s’élance pour une figure acrobatique et se conseillent. Les corps s’enroulent, se vrillent, tête en bas défiant l’apesanteur. Ils décortiquent les mouvements, analysent les points d’appui pour ne pas se blesser. Ils miment, au ralenti la figure avant de l’exécuter. Les articulations sont particulièrement sollicitées : tout le poids du corps repose sur un poignet, sur le cou, la tête, l’épaule, un bras…

breakdancepour webEmmanuel  De Almedia, dit Manu s’appelle Ze Ninho dans la monde de la Break : le petit. Corps mince drapé de vêtements amples, la tête toujours coiffée d’une casquette ou d’un bonnet pour protéger son crane du frottement avec le sol, ce jeune homme de 23 ans a tout quitté pour la danse : « un jour, à 19 ans j’ai accompagné un ami à un cours de breakdance et ça été la révélation. Je comprenais tout. Je me suis dit : c’est ça que je veux. J’ai arrêté la cuisine et je me suis entrainé  3 heures par jour. La danse ça me canalise, donne un sens à ma vie.»

Andréa Mondoloni a 17 ans : allure d’acrobate, visage de madone, elle passe son bac S cette année. Elle danse depuis qu’elle a 12 ans. C’est son grand frère qui l’a initiée au monde de la Breakdance. « La danse m’a fait grandir d’un coup. Elle m’a donné de la force pour m’affirmer face aux autres. Le monde de la Break est très respectueux envers les filles. Elles ont la même place que les garçons. C’est une famille pour moi. »

La Breakdance est  un des piliers de la culture populaire Hip Hop des quartiers défavorisés de la côte Est des Etats Unis. Né dans les années 70, ce mouvement prône le respect et la non-violence. Dix ans après, il arrive en France. Manu se souvient des premiers breakers: «Dans ma cité, à Verdun, les jeunes dansaient pour lutter contre la misère, pour prouver qu’ils avaient du talent, la danse ça a empêché beaucoup de jeunes de se détruire.»
Manu, qui vit dans une chambre de 9m², voit la ville comme un grand terrain de danse : « Quand je marche dans la rue j’observe les sols. Un sol lisse me donne envie d’essayer une figure. Tous les danseurs sont à l’affut d’une surface qui invite à la danse.» Il sert les poings où l’on peut lire L.A tatoué sur une de ces phalanges. Comme dans une battle de Breakdance où les danseurs s’affrontent, il relève les défis depuis son enfance: « J’ai toujours eu envie d’une vie d’aventurier. Tout petit j’allais seul dans la forêt, j’attrapais des serpents, j’avais pas peurA 14 ans j’étais déjà autonome. J’aime vivre et danser dans la rue, voyager. Mon rêve c’est d‘aller un jour à Los Angeles, peut-être avec la danse ?» En attendant Manu enchaine les spectacles de rues et des projets chorégraphiques dans les théâtres avant d’intégrer une école de cirque l’année prochaine avec Andréa . « Danser, ça rend heureux.»